Les vitraux de St Sépulcre

« ...à Abbeville, dans l'église du Saint-Sépulcre, les vitraux d'Alfred Manessier
sont des paysages; ils racontent une histoire sans hommes :
la Crucifixion à l'Ouest, la progression vers le matin de Pâques à l'Est, au soleil levant ; le crépuscule du Vendredi Saint ; le calme crispé du samedi ;
la folie heureuse du dimanche matin quand Marie a aperçu le jardinier et a couru prévenir les apôtres qui n'en reviennent pas et se précipitent, secoués par une tempête heureuse, en proie à la résurrection .
- mais les personnes sont absentes, je pense qu'il y a là l'immaculée conception du monde, la crucifixion du monde et sa résurrection pareillement immaculées – dans un seul mouvement que certains disent abstraits . »
Pierre Garnier . Douce flamboyance, patience du regard .

Lorsque nous sommes entrés dans la grande pénombre de Saint-Sépulcre,
ce 7 Avril 1992, il était là, au milieu de l’allée principale, des plans et papiers autour de lui . En montant rapidement vers lui, puisque 20 pas nous séparaient de ce milieu d’allée, il eut l’immédiat réflexe d’enlever avec une classe parfaitement naturelle son bonnet de laine pour nous saluer …Il faisait un froid que l’on peut vraiment qualifier de glacial, à peine quelques degrés .
Nous avons converser ...
Quel incroyable destin que celui d’Alfred Manessier qui, depuis son enfance où il était un peu terrorisé par ce lieu mais aussi étonné par ces vitraux figuratifs du chœur, un peu exotiques alors, puisqu’il disait que, par exemple, un éléphant y était représenté, jusqu’à cette commande en 1982 par Monsieur Enaud, alors Inspecteur Général des Monuments Historiques, qui l’y ramenait…
Dix années furent nécessaires pour mener à bien cette œuvre gigantesque . L’inauguration eut lieu le Dimanche 30 Mai 1993, jour de la Pentecôte et une « offrande musicale » fut offerte au Maître avec des œuvres de Bach et Messiaen .
…Et donc, quel incroyable destinée que, jusqu’à ce brutal accident mortel du 28 Juillet 93, le Temps lui fut donné de créer, poser et voir achever son œuvre, sauf….petit clin d’œil du destin…les 2 petites saignées ogivales qui éclairent les 2 chapelles latérales, qui restèrent encore un tout petit moment, en verre blanc (et qu’Alfred Manessier avait détaillées, ce jour de l’inauguration) .

Il est primordial de citer in extenso l'auteur des vitraux lui-meme, Alfred Manessier, qui s'est exprimé le Dimanche 2 Avril 1989 lors de l'inauguration des 3 premiers vitraux du choeur :

« Avant d'essayer de vous décrire le plan général des vitraux et les thèmes développés de proche en proche, permettez-moi de vous entretenir un cours instant de mes rapports avec cette église et de vous brosser en quelques traits l'étrange aventure que ce travail représente pour moi, travail ressenti comme une immense chance à la fin de ma vie, non seulement par le pouvoir d'y venir embellir la ville de mon enfance, mais encore de pouvoir y entreprendre comme une espèce de conjuration personnelle . Evidemment, les confidences que j'aimerais vous faire sont peut-être trop intimes ou trop sentimentales . Mais nous savons bien que toutes les circonstances de notre vie ont un sens et qu'au bout de notre existence nous pourrons affirmer comme le curé de campagne de Bernanos que « tout «est grâce » . Ce fut, il est vrai une demande étrange et émouvante lorsque Monsieur Enaud, inspecteur général des Monuments Historiques voulut, en 1982, me charger de la création de l'ensemble des vitraux de cette église . J'en éprouvais secrètement une espèce d'angoisse . Ce mot même de « Saint-Sépulcre » faisait partie des étranges mots de mon enfance, un mot mystérieux et inquiétant, que je ne comprenais pas très bien et qui était resté liè à un moment crucial et douloureux de ma jeune existence . Ce lieu avait été comme une cassure dans mon univers enfantin, le tombeau de ce monde poétique qui malgré ces années de guerre 1914-1918, où, mon père au front, j'ai connu avec ma mère, ma grand-mère et mon grand-père maternels, un instant de paradis parmi les soldats, malgré les bombardements et le bruit très proche du canon . (Etais-je un enfant anormal pour transposer ainsi tout dans le merveilleux ?...) Mon père revint sain et sauf en 1918 . Vraisemblablement fin 1919 (ma grand-mère venait de mourir en juillet), ma mère est tombée gravement malade ; elle fut hospitalisée longtemps à la clinique du Docteur Calochet, tout près de cette église, ce qui redoublait mon angoisse lorsque, venant de Thuison par les marais, nous passions par le « Saint-Sépulcre »pour aller voir cette femme si blanche dans son lit . Mon père fut alors obligé de me mettre à l'internat du Lycée d'Amiens . Et ce fut la nuit... Je me suis retrouvé seul, plongé dans un autre monde, sombre, hostile, sans chaleur . C'est pourquoi je parlais tout à l'heure d'une sorte de conjuration de cette nuit, de cet ensevelissement de mon enfance abbevilloise, lié pour moi à la présence de ce tombeau qui me faisait peur dans cette église . Et voici qu'après plus de 70 ans, elle devient ma joie et la consolation …
La légende veut que l'on ait prêché la première croisade sur ce lieu même , Les musulmans d'alors appelaient les Croisés venus délivrés le Saint-Sépulcre «les adorateurs de cadavre» . Mon effort dans cette création est de montrer qu'il y avait un contresens autant chez l'enfant que j'étais que chez le musulman d'alors . Le Saint-Sépulcre n'est qu'une nécessité de passage de la mort vers la Résurrection dans la Passion de Jésus et sa proportion dans cette église même n'est que cette petite chapelle située au Nord et en milieu de nef . Il fallait donc s'arranger, dans le développement du plan général, pour rhytmer chacun des thèmes afin de passer précisément à l'emplacement du Saint-Sépulcre . Il faudra donc pour bien lire la succession des évocations et des climats que proposeront ces verrières, commencer par les trois vitraux de la chapelle sud, qui parleront de la Sainte Cène du Jeudi Saint, de « l'invention » de l'Eucharistie : Le blé dans le premier vitrail (le pain), la vigne dans le troisième (le vin) . Ces deux vitraux entourant la grande verrière sud . Cette grande baie majestueuse, opposée à celle du nord, évoquera l'annonce de la Pentecôte faite par Jésus au plein milieu de ce dernier repas et dont parle largement Saint Jean dans son Evangile . Le foyer de chaleur et de lumière tombant du couronnement envahira tout le vitrail, mais il n'y aura pas encore de grand vent accompagnant le Paraclet . Après ces trois premiers vitraux, toujours en allant vers la chapelle du Saint Sépulcre, le vitrail suivant évoquera le climat de Gethsémani : on entre dans la Passion et des éclats froids vous saisissent - « mon Ame est triste jusqu'à la mort »- . ensuite, à la façade ouest, proche de la porte sud, cette petite baie très claire, pour ne pas assombrir l'entrée, et assez froide du petit matin du Vendredi Saint, où une seule petite forme rouge et pointue, évoquera le chant du coq . Tout là-haut, au centre de la façade, non pas une croix, mais l'ombre de la Croix, puisqu'ici, partout, nous ne parlerons que par allusions ; les vitraux incitant les regardants à être coopérants avec eux, en y ajoutant leurs méditations et leurs sensibilités propres . En bas et à droite de cette ombre élevée et dramatique, surtout au soleil couchant, un vitrail chantera douloureusement un 'Stabat Mater' en gris, vert et violet : La Mère et les Saintes Femmes . Puis, toujours allant vers le Saint-Sépulcre, au dessus de la petite entrée, le premier vitrail nord évoquera le ruissellement du sang et de l'eau . Ensuite, un vitrail tourmenté évoquera le chaos et ces étranges phénomènes cosmiques qui accompagnèrent la mort de Jésus . Le troisième se contentant d'indiquer le calme crépusculaire revenu avant la mise au tombeau . Nous voici donc à présent dans la chapelle qui rappelle le tombeau de Joseph d'Arimathie, devant cet admirable gisant du 16eme siècle, -si serein en réalité, et qui effrayait mon enfance !-où deux petites baies diffuseront une lumière de nuit tombante, lumière de recueillement et de méditation sur le véritable sens de la mort . Et puis voici le grand vitrail majestueux de la nuit du Samedi . Une immense et douce lumière nocturne tombera calmement du haut vers le bas . Comme un grand sommeil invincible . En opposition à la lumière dorée et chaude tombant du vitrail de l'annonce de la Pentecôte qui lui fait face . Il justifiera déjà l'étrange V lumineux, V de la Victoire, qui jaillira du tombeau, exprimé dans le dernier vitrail proche de la chapelle nord, précurseur des sept vitraux du choeur . Entre parenthèse, les sept petites roses du haut de nef, souligneront par une répétition colorée, le climat des vitraux correspondants qu'elles dominent . Nous entrerons dans le choeur . Mais peut-être pour cette expérience, et c'en est une, nous faudra t-il nous retourner tout au fond de l'église, sous l'ombre de la Croix et nous acheminer lentement jusqu'au pied du maître-autel et des trois vitraux centraux qui sont la conclusion et le point final de l'ouvrage . Dès ma première visite et mes premières interrogations, j'observais que les trois vitraux du fond de nef offraient une difficulté, qui à première vue, semblait incontournable : à savoir la silhouette assez sombre, surtout le matin, de la façade en briques rouges violacées si proche du bâtiment . Approchant lentement, essayant de comprendre les points limites haut et bas de cette silhouette, réfléchissant à ce handicap pour l'évocation même de Pâques, l'évocation de cette nouvelle Vie et de cette lumière victorieuse sur les Ténèbres et la Mort . Au fur et à mesure que j'éprouvais, grâce à la marche vers le choeur, ce saisissement de cette vague incertitude que quelque chose d'incompréhensible se dévoilerait lentement, puis de plus en plus vite, jusqu'à sa totale apparition au choeur ; que ces vitraux ainsi voilés au lointain, laisseraient peu à peu apparaître à qui s'en approcherait vraiment, la Lumière surgissante et virginale, comme la Résurrection . Je sentais confusément que la solution était là ! . Et après de nombreuses études, j'entrai enfin dans la complicité triangulaire de ce dévoilement . Cette étrange façon d'appréhender la conclusion signifiante du Saint-Sépulcre coîncida de plus en plus avec l'expérience que Marie-Madeleine dut faire, au petit matin de Pâques de son approche du tombeau . Angoissée, ne courut-elle pas la première dans ce jardin printanier où était le tombeau ? : elle le trouva vide . Affolée, elle questionna le jardinier qui était là tout proche et qui lui dit : « Marie... » et elle fut comme inondée des flammes de la Joie . Le thème si particulier de ce choeur était trouvé ; paradoxalement, l'église Saint-Sépulcre et le mot « assombrissant » qui la désigne deviendraient en définitive « Hymne à la Lumière » . Evidemment pour une question de logique de chantier, il nous a fallu commencer la pose par la conclusion même de tout ce déroulement ; et nous avons daté chacun des vitraux d'un petit 1988 sur le vitrail central, d'un petit 1989 sur les deux autres et ainsi de suite dans le futur, selon les dates de réalisations . Les quatre vitraux qui achèveront le choeur, ne seront là que pour parler de jubilation . Ils souligneront par leur dynamisme et leurs grands rythmes dansants, la folle joie s'emparant des Apôtres, courant les uns vers les autres pour s'avertir de la « Fabuleuse Nouvelle ! » Secrètement je dois vous confier, à vous Abbevillois, que l'on pourra y voir, en filigrane -y sentir plutôt- comme une allusion, un écho possible, puisque nous sommes à l'Est, aux merveilleuses lumières de ces immenses ciels de la Baie de Somme sur lesquels nos yeux se sont émerveillés si souvent !."